Dimanche, j'ai couru après mon compétiteur, Charlie, participant à son premier Marathon. Ma journée a commencé à 8h 40 sur le quai du métro Place Clichy, notre point de rendez vous. Sur le quai, une nuée d'aspirants, pour certains accompagnés de leur femme, leurs enfants, pour d'autres en groupe, en duo. L'attente est ponctuée de bonne humeur, de rires, de rouspétailles. Postée au point stratégique de changement de ligne, mon regard cherche mon coureur, au-dessus de la mêlée. Je ne le sais pas encore mais toute la journée, mes yeux scruteront, parmi les vagues des runners, mon élu. Nous voici serrés, compressés dans la rame. A Charles de Gaulle Étoile, la sortie se fait sans heurt.
Tableau de l'aube. Inondée de lumière matinale et de confettis de silhouettes mobiles, l'avenue des Champs-Elysées s'est drapée de couleurs. Sur les trottoirs, les coureurs se délestent de leur sac, se changent. Quelle tenue sera la plus adaptée? Prévoir la pluie? Compter sur le ciel dégagé? Se protéger du froid ou de la chaleur de l'effort?
Dans les rues adjacentes, certains vont faire un dernier pipi. Nous descendons l'avenue pour rejoindre la porte violette, celle des candidats prévus pour 3h45.
Le départ approche. Des pissotières sont situées les unes à coté des autres. Certains coureurs se soulagent précipitamment, contre les barrières, le sexe à l'air, en rang d'oignons, même taille au repos, en fait...
Mon Charlie passe derrière les grilles et se lie avec un concurrent dont la femme, comme moi, s'inquiète de notre organisation pour suivre la course. Toutes les deux étudions le plan, élaborons nos stratégies pour ne rien rater. Après un dernier baiser à nos galants, nous pressons le pas pour rattraper la course à Bastille et avoir une chance de les voir, les encourager. Notre parcours se précise: Bastille au 6ème km, ensuite on reste à Bastille, où ils repassent au 22ème km. Nous n'aurons pas le temps d'aller au Trocadéro, nous irons directement Porte d'auteuil au 35ème km, avant le Bois de Boulogne, puis ce sera l'arrivée.
Encore un dernier baiser.
Le mouvement du départ prend l'allure d'une colonie de fourmis qui descend vers la lumière.
Bastille : Nous retrouvons les trois enfants de ma coéquipière, Nawel et nous nous glissons parmi les spectateurs. Le premier lièvre des 3h45 arrive, un ballon violet perché au dessus de sa tête. Nawel rapidement reconnaît son mari. Je les dévisage tous, en un éclair, dans la vague colorée, arc en ciel d'hommes, de femmes, petits, grands, en short, en jogging, casquette, tête nue, tee shirt noir, bleu, orange, jaune... Et je n'arrive pas à le voir. Nawel est déjà partie. Déçue, déterminée à ne pas rater ma prochaine longue vue, je choisis ma place, au premières loges. Il n'y a encore personne contre les barrières, l'avenue Daumesnil. Nous avons environ 1h30 à attendre pour qu'ils passent au 22ème km. Je reste du côté de l'entrée du métro, pour m'y engouffrer le plus rapidement tout à l'heure. L'air est froid. Je tape mes pieds engourdis contre le sol, je rajoutes sur ma doudoune la veste de Charlie.
1h s'est écoulée. A quelques mètres au loin, comme un essaim d'abeilles, un groupe de kenyans se profilent. Magnifique! Foulée régulière, agile, le corps droit, les bras fins rythment la cadence. Une dizaine de mètres derrière un égaré ou un solitaire que je capture en image.
Notre attente se ponctue de coureurs isolés que nous applaudissons. Arrivent les flux. J'essaie de trouver une méthode pour ne pas louper Charlie. Sélectionner d'abord la couleur noire du tee-shirt, sa taille, plutôt grand mais ils sont tous grands, la casquette? Je dois opérer un tri visuel par le signe le moins courant, le collant long noir. La plupart des hommes sont en short.
Derrière le lièvre 3h45 déboule une masse compacte. Mon oeil se fait plus vigilant, mais j'ai l'impression de ne plus rien distinguer parmi des silhouettes agrégées les unes aux autres. Dans cette grappe comment reconnaître sa graine de gagnant. Je reconnais Zorro, Batman , Minnie, pas de Charlie. Je commence à désespérer quand la deuxième vague des 3h45 éclate, et là, de l'autre côté je l'aperçois, la casquette à l'envers, le regard concentré. Je crie : " Allez mon crapaud". Trop de bruit pour qu'il m'entende, mais je l'ai vu.
Sans réfléchir, je fonce sous terre, direction Porte d'Auteuil. La rame est bondée de supporters. On s'échange nos plans pour suivre l'évènement. Un fils suit son père, un père et ses trois enfants suivent l'épouse-mère, une grenouille suit son crapaud...
A la sortie Porte d'Auteuil, je repère un tronçon étroit, où les spectateurs sont tout près des coureurs, sans barrière. Le soleil est au rendez vous, des bouteilles d'eau jonchent le sol. Je questionne mes voisins sur la catégorie qui arrive: les 3h les 3h15, les 3h45? Plus personne n'en sait rien. Les lièvres ont perdu leur insigne, devenus des ballons dégonflés. Je calcule rapidement le temps écoulé. Il n'a pas du encore arrivé ou alors il a explosé son temps au delà du possible. J'attends, confiante. Une femme interpelle avec joie son mari, il se retourne, furtivement, vient lui déposer un baiser puis repart.
Zorro arrive sans se presser, suivi de Minnie. Ce tronçon de petite rue précède une sacrée côte... Je le vois, tout près, hurle son prénom : " Allez c'est bientôt fini, tiens bon" . Il semble tendu, la foulée rasante, le visage crispé.
J'ai très peu de temps pour être à l'arrivée. Il leur reste 7km environ, soit 30 à 40 mn. Comment aller Porte Dauphine, "le métro avec un changement ou à pied, 20 mn de marche", me dit le gars de la Croix Rouge qui n'a pas l'air très sûr.
Le soleil m'engage à une marche rapide, malgré mes deux doudounes, transformées en sauna et mes deux sacs à dos qui glissent. La route n'en finit pas. 30 min pour arriver devant une foule, où je ne peux rien voir de la chaussée empruntée par les coureurs. Je poursuis et j'aperçois un petit escalier menant à une tribune, située à côté de la borne 42km. Sur les escaliers, je m' incruste, sur un pied, je m'excuse de pousser un peu la voisine. Je ne suis pas tsè stable, je ne vois pas grand chose. Peu à peu, des supporters quittent l'escalier, libérant un peu d'espace, je grimpe d'une marche, de deux. Des cris d'encouragement, des trompettes, des onomatopées dans toutes les langues, une tornade d'enthousiasme. Il arrive, épuisé, je suis trop loin pour lui souffler quelque chose. Il a réussi le défi. Je suis fière. Je remonte le plus vite possible l'avenue Foch, le long des barrières, les champions sont couverts d'un poncho bleu.
J'arrive à l'angle de la rue Raymond Poincarré où j'interpelle un concurrent, qui m'explique qu'il vient de la sortie B. J'ai hâte de le retrouver, peur dans cette foule que l'on se loupe. Je lui 'envoie un sms, échec, un deuxième, de nouveau échec. Ma batterie est trop faible. Panique, c'est vraiment pas le moment. Je sollicite une femme qui accepte de me passer son portable. Enfin, sa voix, il arrive...Les jambes fourbues, le visage fatigué. Dans ses bras, je sens ses émotions, la tension des douleurs dépassées, de la limite franchie. 42,195 km en 4h10 mn. En marche ralentie, nous rentrons à la maison.
Je suis admirative d'une telle épreuve de soi même, une aventure solitaire, partagée avec d'autres.
Je pars courir... pour de vrai !
LN